Genèse...

 

Pistes bouddhistes

Dès que le thème de l'enfer fut choisi, puisque je suis bouddhiste (depuis 1980) un autre thème s'imposait : les enseignements bouddhistes sur la loi du karma. Dans les centres bouddhistes occidentaux, on aborde peu ce sujet parce que les étudiants assimilent souvent cela à une superstition, ou encore pourraient se borner à avoir peur, ce qui n'est pas le but de cet enseignement.

En bouddhisme, on parle de six mondes : ceux des dieux, des dieux jaloux, des humains (ces trois mondes formant les mondes supérieurs), ceux des animaux, des fantômes affamés et des enfers (ces trois derniers formant les mondes inférieurs). En se réincarnant dans un monde, puis dans un autre, de manière incontrôlable par la volonté (à moins qu'on ne soit quelqu'un de très avancé), mus par la puissance de nos actes passés, il peut arriver qu'on passe par un état intermédiaire ­ le bardo, littéralement l'« intervalle ». L'enseignement sur les six mondes, qui peuvent être vus d'un point de vue psychologique comme d'un point de vue physique, sert à désolidifier nos certitudes sur la réalité conventionnelle et à saisir l'envergure des conséquences de nos actes.

Les séjours dans l'un ou l'autre des mondes ne sont jamais éternels, ne serait-ce que parce que le monde en question ne l'est pas. En particulier, il n'y a pas de peine infernale éternelle. On y est pour expier un mauvais karma, et pour apprendre de ses erreurs. On ne reste pas non plus éternellement au paradis, pour les mêmes raisons.
Dans les Chroniques..., je me suis inspirée de cette vision des choses. On pourrait dire que les enfers mous sont apparentés au monde des fantômes affamés, régis par l'avidité, tandis que les autres enfers, chauds, froids, coupants, etc., sont apparentés aux enfers proprement dits, régis par l'agression. Les interstices entre les mondes ainsi que les juges du crépuscule sont apparentés au bardo. Une bonne référence pour ces notions est le Kunzang lama'i shelung, écrit au XIXe siècle par Patrul Rinpoché et traduit en français sous le titre Le Chemin de la grande perfection (Éditions Padmakara), ainsi que, bien sûr, le Livre des morts tibétain. Quant au contexte général, le fait de méditer est bien utile. Shambhala, cité plus tôt, est une bonne référence. Je donne des cours d'introduction au bouddhisme au centre Shambhala de Montréal depuis 1982 ; j'ai traduit plusieurs maîtres bouddhistes ; ceci m'a donné la confiance qu'il faut pour me lancer dans le projet, attendu que nul ne me demandait un exposé exact.

En bouddhisme, on enseigne que tous les êtres peuvent atteindre l'état de Bouddha. On appelle bodhisattva (parfois traduit par héros de l'éveil ou par guerrier) celui qui vise à atteindre l'état de Bouddha dans le seul but d'aider les autres à l'atteindre. Avec ces notions, on peut résumer en quelques mots le propos des Chroniques infernales. C'est l'histoire de trois bodhisattvas qui oeuvrent aux enfers. L'un d'eux (Rel) s'y est incarné dans ce but, ce qui lui donne un statut de maître, en quelque sorte; un autre (Sutherland) est lié au précédent par un lien karmique (la statue de Haztlén) ; la troisième (Lame) est la plus polyvalente : damnée pour son suicide, elle s'en est sortie assez vite et sa relation profonde à Rel en fait sa disciple principale. Finalement, ils accèdent tous trois à un monde supérieur, d'où ils disposeront de moyens plus efficaces pour continuer leur travail.

Les gens pensent peut-être que, si je suis bouddhiste, je suis une espèce de sainte ou de sage ; je voudrais bien, mais je n'en suis pas là. Un bouddhiste, ce n'est pas quelqu'un qui se prend pour le Dalaï-Lama. N'importe qui peut méditer, et éventuellement devenir bouddhiste s'il trouve que c'est sa place : il suffit d'avoir un esprit. Le bouddhisme est l'un des exposés de la réalité dont je me sers pour vivre, et pour écrire. J'ai besoin de quelque chose qui ait cette force-là.

C'est autrement plus développé, plus complet, que mes tentatives cosmologiques d'adolescente ; par contre, il n'y a pas de contradiction grave entre les deux. Dans Sorbier, je passe d'un système à l'autre sans indiquer mon point de référence, parce que ça aurait alourdi le texte. J'ai établi un parallèle entre vrouig et attention (au sens bouddhiste), entre tranag et la conscience panoramique. Du point de vue de la personne qui en fait l'expérience, le monde est fait d'attention et de conscience. La réalité, c'est de l'attention et de la conscience. Mes interrogations profondes d'adolescente trouvent là leur réponse ; je n'ai rien d'autre à faire que d'être attentive et consciente, je peux relaxer ! Un monde perçu avec attention et conscience en est un où on voit ce qu'il y a à faire, ce qu'il est possible de faire, et où on le fait.
La scène du début d'Ouverture, où Fax ouvre une porte qui donne sur le vide, ainsi que, dans L'Archipel Noir, la perception que Sutherland a de son environnement, m'ont valu des commentaires de la part d'amis qui méditent. Ces lecteurs perçoivent que cela traduit l'expérience de quelqu'un qui médite. Donc, je suis sur la bonne voie.

Quelle est l'image d'ensemble ? Celle de la cosmologie bouddhiste, avec son absence de mention d'un dieu créateur, mais sa présence de toutes sortes de catégories d'êtres dont nous ne saisissons pas la portée, et que nous pourrions devenir un jour, quoiqu'il vaille mieux essayer de demeurer humain. Les juges du destin sont un emprunt au Livre des morts tibétain, (qui lui-même, sur ce sujet, fait des emprunts au folklore tibétain) sauf que, dans le Livre..., il est claire que les juges ne sont que des illusions (le reste du monde aussi, soit dit en passant). Tandis que, dans les Chroniques..., je leur ai donné une existence, comme il convient dans un texte de folklore ­ un conte, en somme ­, où l'on peut prendre des libertés avec la Noble Doctrine pour mieux l'appréhender en mode poétique, comme en témoignent diverses oeuvres bouddhistes, par exemple le Gesar de Ling de Mipham Rinpoché, que traduit mon ami Robin Kornman.

Il y a une profusion d'histoires bouddhistes où des bodhisattvas vont dans un enfer donné pour y aider les damnés, et réussissent souvent à établir tout le monde dans un état pas mal plus intéressant. Le chapitre de l'épopée de Gesar où le héros libère sa mère et tous ceux qui sont en enfer avec elle n'est pas encore publié dans sa traduction anglaise, par contre le lecteur curieux pourra consulter Dzalendara and Sakarchupa, de Sa Sainteté le Seizième Gyalwa Karmapa (éditions K. D. D. L., publié à Kagyü Samye Ling, en Écosse), ou encore le récent The Lives and Liberation of Princess Mandarava, chez Wisdom Publications. Dans ces récits, comme dans mes Chroniques..., on n'indispose pas le lecteur par des descriptions choquantes. On fait passer le message, simplement. Mon thème central ­ ou l'aspiration de ma jeunesse imaginative ­ ne pourrait se trouver en meilleure compagnie.


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