Genèse
des Chroniques infernales

par

Esther Rochon

 

L'écriture de livres n'est pas le travail d'une seule personne. On se sert de mots, qui ont été inventés par d'autres ; la langue qu'on utilise vient d'autres langues, plus anciennes ou voisines, remontant ainsi jusqu'à la nuit des temps. On se sert d'images, d'idées, de la culture environnante, qui elle aussi n'est que l'apparence changeante de mouvements complexes. Écrivains, poètes, journalistes, une multitude de pratiquants de la langue écrite sont passés avant soi. On a sa propre vie comme point de référence, avec ses souvenirs et ses interactions. On travaille de concert avec une maison d'édition, et on écoute ce que les lecteurs disent. Dans cette présentation, j'aimerais commencer en reconnaissant que mes paroles s'inscrivent dans ce contexte si riche.

Les Chroniques infernales, jointes au monde de Vrénalik, sont un projet dont l'idée m'est venue quand j'étais adolescente. Je ne saisissais pas les détails, mais j'avais l'impression assez vive d'un ensemble de récits. Personnages et paysages baignaient dans une sorte d'exposé de la réalité ayant des liens avec les mathématiques et les philosophies présocratiques ­ qui, je m'en suis rendue compte par la suite, sont proches du bouddhisme par certains aspects.

Ce n'est que maintenant, après la publication de Sorbier, le sixième et dernier tome des Chroniques..., que j'expose mon système ancien de pensée ; la rédaction du texte m'a permis de renouer avec vrouig et tranag, façons de décrire la réalité que j'avais mises à l'écart. Déjà, avec Or, j'avais abordé des sujets qui me sont très anciens ­ ces correspondances entre chiffres et couleurs, qui datent d'encore plus tôt, de mon enfance en fait.

Quand j'invente une histoire, je n'ai pas l'impression d'inventer, mais plutôt de découvrir. Comme un rideau qu'on laisse tomber du haut de sa tringle pour observer les plis qu'il va faire, je laisse tomber les éléments du récit, en attendant qu'ils s'agencent entre eux et que je puisse en décrire les aspects. Comme le proverbial sculpteur inuit, qui regarde la pierre pour voir quel esprit y réside afin de le rendre visible pour tous, je regarde ce qui me passe par la tête et j'attends de savoir quoi en faire. Mon intention est de remarquer des choses auxquelles les autres n'ont pas pensé et de les dire, au cas où elles serviraient.

Quand j'avais quatorze ou quinze ans, il s'est produit quelque chose de capital : j'ai décidé que j'écrirais. Je le ferais en utilisant mes rêves comme éléments importants, comme Lovecraft l'avait fait avant moi. Le style réaliste ne m'attirait pas : dans la vraie vie, les gens ne sont jamais des personnages, ils sont plus que cela. Ils sont leurs perceptions ; ils sont leurs réactions ; ils sont leur univers. En écrivant, je m'adresse à un lecteur, c'est-à-dire à un autre univers ; je ne m'adresse pas à un être prévisible ou facile à décrire. Les personnages, c'est autre chose. Donc, je voulais écrire dans le domaine de l'imaginaire, là où l'on n'essaie même pas de simuler le monde du quotidien conventionnel. La distanciation créée par une oeuvre où l'imagination fait partie de la convention d'écriture permet naturellement un trait plus net, où de vrais personnages se dégagent.

Au moment où je me rendais compte que j'écrirais un jour, a commencé ma préoccupation du sens du monde, de la nature de la réalité. Les deux ont toujours cheminé de pair. L'aspect questionnement existentiel a, depuis une vingtaine d'années, trouvé son champ de références : le bouddhisme. Et pour ce qui est de l'aspect écriture, eh bien, je l'ai relevé en trois temps, englobant la plus grande partie de ma production littéraire.

Avec le cycle de Vrénalik, et plus spécifiquement avec L'Espace du diamant, je restais au niveau d'un seul monde, travaillé par des valeurs shambhaliennes de société éveillée (voir Shambhala, la voie sacrée du guerrier, de Chögyam Trungpa). Avec les nouvelles sur le thème du labyrinthe (Le Traversier), je me suis mise à explorer la dimension cosmologique dans laquelle s'inscrit l'ensemble de l'univers. Puis ce fut les Chroniques infernales. Dans les trois premiers volumes des Chroniques..., Lame, Aboli et Ouverture, j'ai commencé par décontracter le style et le besoin de valeurs claires pour privilégier quelque chose de plus intuitif, de plus drôle aussi. Puis, avec Secrets, Or et Sorbier, je suis revenue vers Vrénalik, vers le style soigné ainsi que vers la cosmologie, mes premières amours. Ce retour se dessinait depuis la rédaction d'Aboli, le deuxième tome des Chroniques..., où apparaît Fax-Sutherland et où je commence à travailler le personnage de Rel pour l'amener à coïncider avec Haztlén.


Genèse | L'enfer | Pistes bouddhistes | Pistes chrétiennes | Les structures | Anecdotes d'écriture et de lecteurs | Sorbier | Les rêves | Rel | Lame | Sutherland | L'océan | L'Homme et la Mer | Lovecraft et Séril Daha | Classification en termes de genre littéraire | Apologie de l'imaginaire | Et le futur ?


© 2001 Éditions Alire & Esther Rochon